Pas besoin de chercher bien loin pour constater que le paysage monétaire européen glisse, lentement mais sûrement, vers une économie où la pièce et le billet deviennent des exceptions. En Suède, moins de 9 % des paiements s’effectuent encore avec du liquide. Depuis plus d’une décennie déjà, nombre de commerçants de Stockholm à Malmö affichent sans détour leur refus du cash. En France, la limite imposée à 1 000 euros pour les règlements en espèces s’inscrit dans cette tendance réglementaire. Pendant ce temps, les banques centrales européennes examinent la création de monnaies numériques officielles. Mais cette mutation rapide n’est pas sans heurts : associations et observateurs mettent en garde contre l’exclusion des populations non bancarisées. L’anonymat des transactions s’efface, laissant planer de nouveaux doutes sur la protection des données personnelles.
L’argent liquide : histoire, usages et transformations récentes
L’argent liquide n’appartient pas qu’aux vitrines poussiéreuses des musées. Pièces et billets, frappés ou imprimés par les banques centrales, de la Banque de France à la Deutsche Bundesbank, incarnent ce pacte de confiance collective qui fait tenir la monnaie debout. Des siècles durant, le billet a rythmé la vie économique : acheter le pain, régler une transaction immobilière, constituer une dot ou encore verser un salaire. L’argent liquide, c’est la liberté : il circule de main en main, sans laisser de trace ni dépendre d’un tiers.
Aujourd’hui, la zone euro vit un tournant. D’après la BCE, 59 % des transactions en France se font encore en espèces, un chiffre qui s’effrite année après année. La place de l’argent liquide dans les achats s’amenuise, bousculée par la déferlante des paiements électroniques et du sans contact. Pourtant, les avantages de l’argent liquide restent bien réels : anonymat, simplicité d’accès, robustesse en cas de panne numérique. Mais la disparition de l’argent liquide n’est plus un scénario lointain.
Face à cette mutation, la banque centrale européenne multiplie les travaux sur la monnaie numérique. La question de l’inclusion financière se fait insistante : l’accès au cash reste un enjeu concret pour de nombreux publics, notamment les aînés ou ceux privés de compte en banque. Les institutions monétaires scrutent l’évolution du liquide à l’aune de ces fractures.
Changement des usages, institutions en pleine adaptation, accélération technologique : l’argent liquide n’a jamais autant cristallisé d’enjeux qu’aujourd’hui. Ce débat dépasse la technique : il touche au cœur de la souveraineté monétaire et de la cohésion sociale.
Pourquoi le cash recule-t-il face aux paiements numériques ?
La transition vers les paiements numériques connaît une accélération spectaculaire. Le paiement sans contact, boosté par la pandémie et la volonté d’éviter la manipulation des espèces, s’est imposé dans les gestes quotidiens. Selon la BCE, dans plusieurs pays de la zone euro, le paiement par carte bancaire a pris l’avantage en volume sur le cash. L’arrivée de nouveaux acteurs comme PayPal ou les portefeuilles mobiles a bouleversé la donne.
Ce qui prime, c’est la facilité : payer d’une simple pression, suivre ses dépenses à la seconde, ne plus compter ses pièces. Les commerçants apprécient la rapidité et la sécurité du paiement électronique. Du côté des banques centrales, la monnaie numérique offre de nouveaux leviers pour surveiller et ajuster la masse monétaire. La France, tout comme le Kenya pionnier avec M-Pesa, assiste à une transformation de fond des moyens de paiement.
Les dynamiques à l’œuvre sont multiples :
- Montée en puissance de la monnaie numérique de banque centrale (CBDC)
- Recul du liquide comme moyen de paiement sur les grosses transactions
- Renforcement de la réglementation pour assurer la traçabilité des flux
La société sans cash ne relève plus de la spéculation. Les pratiques évoluent : les distributeurs ferment dans les campagnes, la carte bancaire devient le passe-partout. Gérald Darmanin l’a souligné : la lutte contre la fraude fiscale et le blanchiment d’argent accélère ce basculement. La transition vers un monde sans cash est en marche, portée par la technologie et des usages sociaux qui laissent peu de place au retour en arrière.
Quels enjeux pour la société si l’argent liquide disparaît ?
La disparition de l’argent liquide ne se résume pas à une question d’outils : elle reconfigure les équilibres économiques et sociaux. Aujourd’hui, les espèces garantissent un accès direct à la monnaie, sans passerelle numérique ni filtre bancaire. Leur disparition bouleverse les rapports entre citoyens, institutions financières et pouvoirs publics.
La vulnérabilité s’accroît pour ceux qui n’ont pas de compte ou sont mal à l’aise avec les outils numériques. Selon la Banque mondiale, plus d’un milliard d’adultes dans le monde restent exclus des circuits bancaires. En France, ils seraient environ 500 000, d’après la Fédération bancaire française. Pour utiliser les moyens de paiement numériques, carte, application mobile, portefeuille électronique,, il faut un minimum d’équipement, une connexion stable. La fracture numérique devient aussi monétaire.
Le traçage des paiements s’intensifie. Chaque transaction laisse une empreinte, alimente des données numériques dont la valeur intéresse aussi bien le secteur privé que les autorités. La question de la vie privée s’impose dans la discussion, tout comme celle d’un contrôle généralisé. La Commission européenne insiste sur la nécessité de préserver la confidentialité lors de la conception de l’euro numérique.
Les risques qui se dessinent sont nombreux :
- Les achats ne sont plus anonymes
- Les flux monétaires deviennent plus contrôlés
- La société s’expose davantage aux pannes techniques ou aux cyberattaques
L’abandon de l’argent liquide soulève aussi la question de la souveraineté sur la monnaie. En cas de taux d’intérêt négatif, le recours au cash sert de filet de sécurité pour les épargnants. Christine Lagarde, à la tête de la Banque centrale européenne, le rappelle : le billet demeure un socle de confiance et un rempart contre l’arbitraire.
Face à ce virage, une certitude s’impose : la société devra choisir quelle liberté monétaire elle souhaite préserver, et à quel prix. L’avenir du cash, ce n’est pas seulement une affaire de technologie, c’est un choix de société, un pas de plus vers une nouvelle forme de contrat social.